Paris (carnet de route)


Je n’y arriverai jamais. Lorsque j’ouvre l’œil, il ne me reste plus que 15 minutes pour rejoindre la gare d’Antibes. Le réveil, ce traître ! Mon corps est lourd, mon esprit paresseux. Je mets un temps fou pour trouver de quoi m’habiller. Péniblement, je descends les escaliers me conduisant au parking tout en réalisant avec frayeur que mes clés sont restées sur le petit meuble, tout là haut, dans le hall d’entrée. Je remonte les marches quatre à quatre dans un état second. Je ne peux pas manquer ce rendez-vous ! C’est impensable. Le train quitte le quai dans moins de 5 minutes. Et je suis toujours planté là, le désespoir en bandoulière. Je tente de courir mais mes jambes ne me portent plus. Sur la route qui s’ouvre enfin devant moi, un coup d’œil à l’horloge me renvoie la terrifiante nouvelle : le train est parti sans moi, et mes espoirs d’assister à la bataille des aiglons à Lutèce avec lui. Je prie, je suffoque, je panique. Une angoisse insupportable glace mon corps qui soudain, se réveille. Le crissement des freins de la locomotive me tire enfin de ce foutu cauchemar. Confortablement installé sur mon siège de première classe d’un TGV flambant neuf, je peux enfin respirer. « Mesdames et messieurs, nous arrivons à Paris gare de Lyon, terminus de ce train ».
Il est midi lorsque je marque de mon empreinte nissart le bitume de la capitale. Je me retourne afin d’admirer la façade de cette immense gare, si imposante et majestueuse comparée à celles que je croise habituellement lors de mes périples. Je m’engouffre ensuite dans la rue de Lyon, direction le quartier Bastille où m’attend mon auberge. Un hôtel sans charme et sans prétention mais qui fera l’affaire, évidemment. Dehors, quelques musiciens de rue encouragent à leur façon les derniers coureurs d’un marathon définitivement trop long pour eux. A côté, les rues sont calmes et désertes. Paris la fêtarde savoure encore sa grasse matinée.
Après avoir englouti un croissant dont j’aurai autant de mal à digérer le beurre que le prix,     je rejoins la gare d’Austerlitz. Subitement, je suis moi-même englouti par une bouche de métro soufflant un courant d’air chaud  et puant. Loin de la cohue des heures de pointe,         je prends place sur un joyeux strapontin, le regard figé sur le nom des 17 stations que je dois traverser avant de toquer à la Porte d’Auteuil.
Il est environ 13h lorsque j’aperçois enfin les arcades du toit du Parc des Princes, ce qui m’assure, je l’espère du moins, d’être à l’heure pour le coup d’envoi du match fixé à 17h.
Alors que j’arpente les rues déjà bouclées des abords du stade, j’assiste à l’émouvant spectacle des hommes de la force de l’ordre ajustant avec amour leur armure de gladiateur. Les esclaves n’ont qu’à bien se tenir.
J’entreprends ensuite de visiter les lieux en errant nonchalamment autour de l’enceinte. Régulièrement, je m’assure que mes écharpes et mon drapeau rouges et noirs n’ont pas la mauvaise idée de dépasser de ma poche trop étroite. Une régulière vérification complètement indépendante de la vue de quelques groupes de titis parigots élevés à la bibine et au regard vaseux, bien évidemment. Après avoir englouti un improbable sandwich rassis acquis dans une pittoresque station service clodoaldienne, je m’empresse de regagner l’entrée du stade.
Sans être festive, l’ambiance est plutôt paisible. Paradoxalement, ce sont les hommes en uniforme qui confèrent à ces lieux une atmosphère préoccupante. Fourgons bleus nuit alignés devant les tribunes, va-et-vient incessant des véhicules de la gendarmerie, rangées de CRS armés jusqu’aux canines, agents de la police nationale arpentant et scrutant les trottoirs, forces de sécurité du club, bref, un spectacle troublant. Tant et si bien qu’à la fin, on ne sait plus très bien qui regarde qui et qui surveille quoi…
Le bus des joueurs du PSG est annoncé. Telle la limousine du Président du Groland, il est immédiatement entouré de gardiens qui surveillent les faits et gestes des dangereux badauds, dont moi, qui pourraient avoir l’idée lumineuse de se jeter à corps perdu contre la taule du carrosse.
Je tends mon ticket. J’abandonne mon corps aux mains expertes de deux chercheurs d’objets illicites. Enlever sa veste, vider ses poches, se retourner, lever les bras, répondre aux questions. Je m’exécute avec le sourire, avant de parcourir les quelques mètres qui me permettent d’atteindre l’une des bouches d’entrée du Parc. Je ressens toujours une émotion particulière lorsque j’entre dans une tribune. Le chemin qui y conduit est souvent lugubre et sombre. Puis la lumière jaillit et le contraste est saisissant. Le stade s’offre à nous, la foule, les chants des supporters, le vert de la pelouse et même quelquefois, l’odeur de l’herbe fraîche. Et la joie de savoir que le meilleur est encore à venir…
Le Parc des Princes est magnifique. Et dire que la dernière fois que je l’ai quitté, c’était un soir de mai 1997, la Coupe de France en poche. Un frisson me parcourt, forcément.
Le temps d’accrocher mon drapeau au grillage et je rejoins le bas de la tribune. Malgré les prévisions toujours trop pessimistes, plus de 200 supporters niçois sont présents à mes côtés. Un public très hétéroclite composé d’enfants, de jeunes Ultras, de femmes et de personnes plus âgées. Bref, toutes les générations de la famille nissart semblent s’être données rendez-vous afin de soutenir une équipe considérée comme le symbole de l’identité du Comté.
Je retrouve les quelques gars qui suivent traditionnellement le Gym à l’extérieur. Par contre, je ne parviens pas à retrouver Thibert est son fils, dont j’avais fait la connaissance au Mans. Dommage.
Même si les filets de protection gênent la vision, nous sommes malgré tout bien placés pour assister aux débats.
Sur notre gauche, la tribune Auteuil m’impressionne. Des milliers d’Ultras parisiens s’entassent et forment un des plus beaux virages qu’il m’ait été donné de voir dans ma vie de supporter. Et que dire lorsqu’à l’unisson, ils hurlent leur amour pour le club de la capitale ? Supporter niçois donc forcément partisan, je ne peux pourtant que reconnaître la qualité de la prestation proposée. Même si elle ne me procurera jamais la même émotion qu’un chant niçois repris en chœur par une pauvre centaine de supporters du Gym, évidemment.
Quant à nous, nous demeurons bien discrets. En l’absence de meneur, ce ne sont que quelques chants qui tentent de décoller mais qui sont rapidement absorbés par le vacarme de nos voisins de gauche. Un tapage diurne que les forces de l’ordre feraient bien de calmer !
Pourtant, avant le match, nous allons marquer de notre empreinte niçoise toutes les âmes présentes, et même celles de l’au-delà. Alors que l’arbitre siffle le début de la minute de silence en mémoire d’un disparu, l’ensemble du parcage niçois remplit l’angoissant vide d’applaudissement nourris, à l’italienne. Dieu que ce passage-là était beau. Même de là-haut, j’en suis sûr.
Le match ne débute pas sous les meilleurs hospices pour nos couleurs puisque nous sommes rapidement menés au score. Quelques minutes après ce regrettable évènement, quelques supporters niçois retardataires arrivent dans la tribune. Parmi eux, j’en reconnais un qui était dans le bus infernal lors du déplacement stéphanois. Il se place à mes côtés. Il semble légèrement nerveux, ce qui peut se comprendre compte tenu de ce nouveau malheureux retard. Pourtant, il ne tardera pas à démarrer au quart de tour pour encourager, à sa façon, un joueur niçois alors que ce dernier vient de manquer une passe : « Allez, bouge toi un peu ! ». Puis, se retournant vers un collègue : « Putain, mais ça chante pas ici ! ». Alors que son collègue lui suggère avec appoint de lancer quelques chants, il avance avec sérieux un argument Ultra imparable : « Mais je n’ai pas de mégaphone ! ».
Puis survient le seul moyen de faire taire les titis parisiens : un but niçois. Une égalisation qui déclenche un petit mouvement d’hystérie collective comme on les aime dans les virages passionnés. Evidemment, comme à mon habitude dans ce genre de situation, je deviens proche de l’état animal. Saut de cabris, cris d’orang-outan, je prends soin de ne pas tomber dans la fosse du zoo, pardon, du stade, qui s’annonce devant moi, poussé que je suis par la meute qui me suit. Puis il est temps de reprendre mon souffle et de faire entendre, enfin, que celui qui ne saute pas n’est pas niçois.
Le match se poursuit. Je laisse mon œil se promener au gré du décor coloré qui m’entoure.    Je remarque alors une banderole dressée par la tribune Auteuil sur laquelle est inscrit : « Courage à ceux qui pointent. Soutien à nos frères IDS ». En ces temps difficiles où la crise économique frappe les familles par milliers, cette pensée pour les chômeurs est une nouvelle preuve de la solidarité entre supporters, pensai-je. Juste avant de comprendre que « IDS » signifie « Interdit De Stade » et que ce message s’adresse à des Ultras condamnés à venir pointer au commissariat les soirs de match afin d’être sûr que la peine qui leur a été infligée est bien appliquée…
Alors que la mi-temps est sifflée, je m’en vais de ce pas visiter les toilettes parisiennes. Et là, je dois reconnaître que Paris, c’est vraiment un autre monde ! Alors que sont généralement mises à notre disposition quelques cuvettes encrassées du siècle dernier, je découvre une pièce immense, superbement éclairée, d’une propreté à voir mon flasque reflet sur le carrelage.      A ma disposition, j’hésite entre les six toilettes, les trente urinoirs et les neuf lavabos. 
Même si ce lieu me sidère, je dois regagner ma place en tribune. Je décide de me placer en haut des gradins, de façon à disposer d’un nouvel angle de vue sur le match et le stade et qui sait, nourrir d’ondes positives mon équipe chérie. Peine perdue puisque sous mes yeux consternés, les parisiens prennent à nouveau l’avantage. Il doit être écrit quelque part que nous sommes condamnés à vivre une fin de saison douloureuse. Et il est urgent de trouver où, afin de passer un méchant coup d’éponge sur ce foutu destin. Malgré les prières opportunistes, le Gym laisse à nouveau filer les trois points.
La Parc des Princes salue ses artistes. La tribune Auteuil nous fête à sa façon en reprenant en chœur des « Nissa merda » que nous accueillons avec philosophie. De toutes façon, l’ambiance dans le parcage niçois est très familiale et peu encline à la recherche du conflit.
Nos amis CRS ont fermé avec deux grandes portes en fer les sorties de notre parcage. Comme de tradition, il convient de patienter quelques minutes que les abords du stade se vident avant de nous lâcher dans l’hostile nature parisienne. Après avoir décroché mon drapeau frappé de l’aigle, je m’installe sur un des sièges, prenant le temps d’apprécier le décor. C’est dans ce cadre que j’échange quelques mots au téléphone avec mon père pour le traditionnel débriefing d’après match.
Une demi-heure plus tard, nous voilà tous regroupés dehors, devant la tribune, entourés d’un cordon de CRS. Ils ont pour mission de nous escorter jusqu’à la station de métro Porte d’Auteuil, aidés par deux policiers à cheval qui nous ouvrent la voie. C’est la première fois de ma vie que je me trouve dans un cortège de ce genre. Le genre de situation sensé provoquer en moi un sentiment de sécurité. Bizarrement, c’est l’inverse qui se produit. Autant avouer que nous ne passons pas inaperçus. Une situation idéale pour celui qui voudrait faire de nous sa cible, pensai-je.
N’appréciant pas particulièrement cette posture de détenu, je profite d’un maillon faible dans le cordon de police pour m’éclipser par une ruelle adjacente. Je parviens ensuite à me libérer de mes chaînes pour recouvrer totalement ma liberté. Je relève le col de ma veste afin de retrouver l’anonymat, les polices du monde entier disposant déjà probablement de mon portrait robot.
Je presse le pas. Je croise un groupe de supporters parisiens qui reconnaissent ma démarche peu assurée de supporter niçois fébrile. « Alors, on a perdu ce soir ! ». Je souris et passe mon chemin sans demander mon reste.
Dans la peau de l’évadé, je poursuis mon chemin en suivant mon intuition. Alors que je pense être sur le chemin de la délivrance, je tourne au coin de la rue et me retrouve nez à nez avec… le cortège niçois ! Il ne manquerait plus que les niçois me prennent pour un titi et claironne la charge finale. Cruel destin.
Penaud, je décide de suivre le cortège tout en étant en dehors de celui-ci. Etre dans l’action sans y être vraiment. Toute l’histoire de ma vie, en somme, pensai-je.
Je remarque alors quatre ou cinq gars marchant sur le trottoir d’en face et louchant méchamment sur le peuple niçois. Je les vois ensuite traverser la rue et courir en direction du cortège. Alerte générale chez les CRS qui se ruent vers le groupuscule menaçant. Quelques mots sont échangés en plein milieu de la chaussée. Les forces de l’ordre, en grand nombre, ramènent le calme sur la ville.
Finalement, le cortège parvient à sa destination finale sans encombre. Quelques vieux habitués du quartier commentent avec fatalité le spectacle depuis leur banc usé. «Et oui, ils sont obligés de les raccompagner sinon ils se battent comme des chiffonniers ! ». La police lève enfin son escorte et laisse le peuple niçois se dispersé dans la nuit parisienne.  
Me voilà désormais seul au milieu de la capitale. Comme d’habitude, je compte profiter de ma vie de supporter pour découvrir la vie et la ville qui s’active autour du stade de foot. L’occasion pour moi de visiter à nouveau des lieux synonymes de doux souvenirs teintés de nostalgie. Et de faire naître en moi des émotions troublantes. Le genre d’émotions qui vous submergent lorsque vous réalisez avec effroi que le temps qui passe emporte avec lui tous ces moments d’insouciance et pire, tous ces êtres qui vous sont si chers qu’ils vous semblent éternels.
Paisiblement, je quitte la porte d’Auteuil et décide de me balader avec allégresse dans les rues chargées d’histoire de la capitale. Le métro est plus rapide mais ce soir, je ne suis pas pressé.
Je traverse les beaux quartiers du 16ème arrondissement pour rejoindre les quais de la Seine. Des beaux quartiers qui dissimulent cependant quelques habitations que je n’occuperais pour rien au monde. Un rez-de-chaussée situé plein nord, à l’angle d’un immeuble en forme de U, par exemple. L’assurance de ne jamais voir le jour, pensai-je. Puis je navigue à vue avec pour phare majestueux, la tour Eiffel. Un décor banal pour les parisiens blasés mais si extra ordinaire pour le niçois que je suis.
Alors que le soleil baigne ses derniers rayons dans la paisible Seine et que la lune prépare ses habits de lumière, je rejoins le champ de Mars. Je ne peux résister à jouer les touristes. Je me mêle à la foule cosmopolite qui patiente dans la trop longue file d’attente conduisant au sommet de la tour Eiffel. Une fois là-haut, le niçois ne peut que s’extasier devant la beauté du tableau proposé.
Des milliards d’étoiles scintillent et forment les contours du Paris by night. Il est près de 23h lorsque je redescends de mon nuage.
Mes yeux sont aux anges mais mon estomac crie famine. Je chope un paquet de pralines qui l’aidera à attendre le dîner. Peu motivé à m’enfouir dans les sombres couloirs du métro alors qu’il y a tant à admirer sur terre, j’enfourche un Vélib et fait flotter mon écharpe rouge et noire à travers les grands boulevards de Paname. Après un départ euphorique, je dois avouer que le sprint final fait grincer mes articulations. Bastille paraissait moins éloigné à la consultation de la carte…
J’abandonne ma bicyclette, passe commande dans un Mac Do noctambule et file regagner ma chambre d’hôtel. Mes yeux et mes guiboles ne répondent plus. Je m’affale comme une loque sur un lit qui n’a jamais été aussi bienvenu.
Le lendemain matin, Paris retrouve son rythme infernal. Les rues sont envahies de morts de faim sur quatre roues. Les trottoirs supportent avec douleurs les pas hâtifs d’actifs peu reconnaissants. Quant à moi, je me sens comme hors du temps. Comme un élément étranger à cette vie et à cette ville qui n’est pas la mienne mais qui sait être généreuse même avec le niçois de passage. Je m’assoie à la terrasse d’un café de la gare de Lyon, observant d’un oeil amusé ce petit manège dans l’attente du train qui me ramènera au bord de l’eau. Et les pieds sur terre, évidemment.

Extrait de "Un Saison avec le Gym" Editions Baie des Anges (Cliquez ici)