BORDEAUX (Carnet de route)



Avec la SNCF, c’est possible. Alors que je patiente depuis plus de deux heures en rase campagne toulousaine, je repense à ce slogan qui prend soudainement tout son sens. J’entends une passagère qui explique avec dépit que c’est un accident sur un passage à niveau qui nous met dans cette délicate situation. « S’il y a un mort, c’est une heure d’attente. S’il y a en deux, c’est deux heures ! » ne cesse-t-elle de répéter. La conviction qu’elle met dans ses propos à la rigueur scientifique me convainc à espérer qu’aucun bus ne soit engagé dans cette sombre affaire. Pitoyable et égoïste pensée. Car, évidemment, le nombre d’heures d’attente me gênerait bien plus que le nombre de victimes…
Nous arrivons finalement en gare de Bordeaux avec deux heures trente de retard. Aux deux morts ont certainement dû s’ajouter quelques blessés, pensai-je cyniquement.
Une fois n’est pas coutume, je me réjouis de l’horaire tardif du match pour cause de retransmission sur les téléphones portables d’Orange. Le coup d’envoi sera donné à 21h, soit trois heures plus tard que l’horaire habituel, ce qui me permettra de prendre le temps de découvrir les abords du Parc de Lescure.
Après douze heures passées sur un chemin de fer, mes longues guiboles sont forcément rouillées. Je me sens dans un étrange état au sortir de la gare. Il me faut pourtant faire fonctionner ma cervelle et mon sens de l’orientation afin de trouver illico le chemin de l’hôtel.
C’est la première fois que je mets les pieds dans cette ville. Je l’imagine embourgeoisée, coquette avec une petite dose de suffisance. Un peu à l’image de son équipe de foot, en somme. Une vision de supporter que je vais pouvoir confronter avec la réalité.
Me fiant à mon plan, je m’engouffre dans une petite rue face à la gare. Façades aux murs noircis, barre d’immeuble HLM, trottoirs jonchés de détritus, commerces alimentaires à l’hygiène improbable : le ghetto n’est plus bien loin. Feignant une certaine nonchalance, je poursuis ma route, serrant cependant avec énergie mon sac chéri. Forcément, je tente d’imaginer à quoi pourrait ressembler l’hôtel qui va m’accueillir. Quelques centaines de mètres plus loin, tel un ange en enfer, un immeuble flambant neuf présente l’indéniable avantage d’abriter mon auberge. Je grimpe dans ma chambre, pose mes affaires, glisse mon écharpe et mon drapeau rouge et noir dans ma poche et reprend rapidement ma route.
Le spectacle se poursuit. Alors que l’odeur des nombreux kebabs me parvient délicieusement aux narines, c’est une population multi ethnique qui donne vie à ce quartier décidément inattendu. Sur un fond de musique rythmée, l’épicier nord africain fait son commerce, la carte du chef asiatique vante ses nems,  l’homme aux ciseaux soigne ses coiffures afro. La surprise passée, je me complais à contempler ce tableau fort contemporain. 
Une sombre histoire de quiproquo avec mon plan m’éloigne tristement de mon objectif. Alors que je m’étais convaincu de me dégourdir les jambes en me rendant au stade à l’usure de mes souliers, je renonce lamentablement et grimpe dans la première rame de trame venue. Une vingtaine de minutes plus tard, me voilà à quelques enjambées de Chaban-Delmas. Je parle du stade, bien sûr.
Située en pleine ville, l’enceinte sportive girondine ne paye pas de mine. Elle est entourée de pâtés de maisons qui en cachent les principaux accès. De l’extérieur, j’aperçois les arcades qui en font sa particularité et qui lui confèrent des allures d’arènes.
Alors que je me présente devant le guichet de la tribune visiteurs, un individu à l’étrange veste fluorescente m’accoste. « Vous êtes niçois ? ». Serait-ce une question piège destinée à démasquer mon particularisme local ? Quoiqu’il en soit, j’assume puisque je suis un fada. « Vous avez une pièce d’identité pour le prouver ? » poursuit-il. Merde, le Comté a retrouvé l’indépendance et je n’ai pas été prévenu ? Je lui présente benoîtement ma carte d’identité de la république française. C’est la seule que je possède, en fait. Coup de chance pour moi, je suis né à Nice, ce qui satisfera mon Furher d’un soir. « Tiens, c’est le Club qui te l’offre ! » me lance-t-il en me tendant une invitation. J’ai bien pensé me mettre à genoux et implorer le grand dieu du Gym mais finalement, je m’en tiens à un très conventionnel « Merci ».
Je passe sans encombre la douane locale qui est pourtant à deux doigts coupe faim de me délester de mon précieux paquet de M&M’s. Alors que je grimpe vers la tribune tant désirée, j’entends déjà des chants qui me sont familiers. Pardon pour les âmes sensibles et mes amis girondins, mais ces « Bordelais enc.. » et « Et Bordeaux, on vous baise » me réchauffent le cœur puisque ce sont autant de signaux qui prouvent que je vais retrouver des gars de la merveilleuse famille nissart.
Ils sont une vingtaine de supporters à s’être déjà allègrement installés dans le parcage.          Le territoire est marqué par l’étendage de multiples drapeaux et bâches aux couleurs rouge et noire. J’avoue être surpris par leur présence puisqu’un mot d’ordre de boycott de ce déplacement m’avait semble-t-il été lancé dans la presse locale par la BSN. J’apprends que la plupart d’entre eux ont fait le voyage en « individuel », par le chemin de bitume ou de fer.   Les stadiers niçois, presque aussi nombreux que nous, ont pris leurs quartiers tout en haut de la tribune, prêts à bondir pour remplir coûte que coûte leur périlleuse mission.
J’hésite quant à la conduite à tenir. Me joindre au Kop des poètes et crier avec eux ma fierté d’être niçois ? Rester à l’écart et apprécier tranquillement le spectacle ? Je décide de me donner quelques minutes d’utile réflexion avant de trancher cette question existentielle.
Chaban-Delmas ne m’émeut guère. Je parle encore du stade, bien sûr. Parmi tous les stades que j’ai eu la chance de découvrir cette saison, il mérite une attention particulière uniquement quant à sa capacité. Les imposantes tribunes situées derrière chacun des buts s’étalent trop longuement pour espérer impressionner l’adversaire. Sans compter la perte de visibilité pour ses pensionnaires.
Malgré les invitations lancées par les choristes, je décide de rester en retrait. Comme d’habitude, dirait les mauvaises langues. Pas du tout. J’adore chanter pour encourager le Gym. Inexplicablement, je ne parviens pas à trouver l’exaltation dans l’insulte du supporter adverse. C’est grave, docteur ?
Alors que les joueurs du Gym s’adonnent aux traditionnels exercices d’échauffement musculaire devant nos yeux ébahis, le Kop chante une petite chanson pour chacun des joueurs qui saluent à tour de rôle d’un petit signe de la main. C’est touchant.
L’heure du match approche. La tribune des supporters bordelais, à l’opposé de la notre, est maintenant copieusement remplie. Les bannières commencent à se déployer, chacune reprenant une lettre afin de former le nom du groupe : « ULTRAS MARINE 1987 ». A l’entrée des joueurs, un fumigène est claqué, le tout formant un superbe tifo. Aux couleurs se joignent les chœurs qui me font réellement très bonne impression. Parmi tous ceux que j’ai pu voir cette saison, ce virage a bien de la gueule, bougre !
Les efforts de notre valeureux kop sont réels et méritent toute ma compassion. Cependant, force est reconnaître que leurs chants peinent malgré tout à couvrir les cris irritants des gosses qui peuplent la tribune d’à côté.
Un stade bien garni et coloré, un ambiance festive, le Gym sur le pré : tous les ingrédients du bonheur du supporter sont réunis. La vie est belle. Un point, c’est tout. Les trois points, c’est mieux. Alors Remy, profil de gazelle, se démène sur le front de l’attaque. Mais l’énergie qu’il dépense à se créer des occasions affaiblit méchamment ses batteries. Et au moment de conclure, ses manettes ne répondent plus. Game over. Try again.
La garde niçoise abandonne notre gardien colombien aux mains des artilleurs girondins qui s’en donnent à cœur joie pour le grand plaisir de la foule bordelaise en délire. Le Gym est mené, au léger désespoir, il faut le dire, de ses fervents. Je peine à ressentir l’émotion de la déception. Comme j’aurai peine à ressentir l’émotion de l’euphorie lorsqu’Habib, héro malgré lui de sa secioun, transformera le penalty de l’égalisation. Si le Gym me procure sans mal de la satisfaction, pour ce qui est de l’exaltation, on repassera. La saison prochaine, si tout va bien…
Généralement, je profite des mi-temps pour déguster les spécialités locales. Déception, les grands crus des vignes du coin ne figurent pas sur la carte de la buvette. Il en va ainsi de la vie du supporter qui doit savoir abandonner certains petits plaisirs afin de savourer celui, exclusif et majestueux, de l’amour de son équipe.  
Le deuxième acte me plonge dans une douce mélancolie. Sans dominer, Bordeaux prend l’avantage, esquissant ainsi les premiers traits de mon dépit. Par son jeu ambitieux, le Gym fait naître l’espoir. Le genre de lueur si souvent entrevue cette saison et si souvent illusoire. Alors, un nouveau mirage ? Konio, mine désabusée, caméra en berne, tape la causette avec les stadiers au chômage technique. Le Kop ne trouve plus le cœur à chanter. Scènes de vie trop ordinaires dans le virage nissart.
Alors que les girondins fêtent leur victoire, les joueurs niçois viennent voir de plus près à quoi ressemble le visage de ceux qui les ont soutenus. Nous les accueillons avec des applaudissements parce que malgré tout, nous pouvons être fiers d’eux ce soir. Et que de toutes manières, comme le clame le capo niçois, « qu’il gagne ou qu’il perde, on supportera toujours le Gym parce qu’on a ça dans le sang. Alors fermez vos gueules, et chantez maintenant ! »
A la sortie du stade, nous avons droit à notre petit comité d’accueil, ou plutôt de départ, des supporters bordelais qui applaudissent cyniquement notre passage. Le cordon de CRS empêche malheureusement que nous puissions faire plus ample connaissance.
Après une nuit réparatrice passée dans le calme de mon hôtel de charme, je profite de la petite heure qu’il me reste avant le départ de mon train afin d’enrichir ma connaissance de la ville. Une visite qui me permet de constater qu’il existe bien des recoins en accord avec l’idée que je me faisais de cette citée.
Il est 18h lorsque je rejoins les quais niçois que j’avais quittés la veille. Soit vingt heures sur les chemins de fer pour avoir la chance et le plaisir simple de partager, pour un moment encore, la vie du Gym. Putain de foot !

SG

Extrait de "Un Saison avec le Gym" Editions Baie des Anges (Cliquez ici)
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